Concours "La Main et l'Outil": premier prix 1987

En 1987, Xavier J. Theurillat participe à un concours d’anecdotes du pays de l’horlogerie, organisé dans le cadre de l’exposition "La Main et l’Outil" du Musée international d’horlogerie. Il y obtient le premier prix pour son anecdote intitulée Remont'âges
Enregistrement de l'anecdote Remont'âges.

Remont'âges, une histoire authentique

Le samedi 21 mars 1987, j’ai eu la visite inopinée d’un horloger anglais mondialement connu. Après un échange nourri sur les qualités et les défauts de sa dernière création, une montre de poche avec un mécanisme de «battement de la seconde», la conversation tourna autour de l’exposition de La Main et l’Outil qui s’ouvrait quelques jours plus tard au Musée international d’horlogerie.

A ce sujet, mon interlocuteur me demanda: «Et vous, n’avez-vous pas un outil qui vous est particulièrement cher?». Sans devoir beaucoup réfléchir, je suis allé dénicher l’oiseau rare qui sommeillait depuis plus de cinquante ans dans le coin d’une armoire. D’emblée, mon hôte s’intéressa à l’outil, à son ingénieuse construction, à la précision de son fonctionnement et surtout à l’exceptionnelle opération à laquelle il était destiné… si bien que l’horloger finit par se mettre à l’établi, l’outil en main.

A la fin de mon apprentissage, les pierres des «roues de finissage» étaient toutes serties dans la «platine» et les «ponts», et le remonteur, qui devait mettre les roues en place, avait quelque difficulté à régler les «ébats de hauteur». Aussi, après quelques années, le «sertissage» fut abandonné au profit des «pierres chassées». Dès lors, le travail du remonteur consistait à mettre en place les roues, à vérifier les «ébats», à «redémonter» pour les corriger en chassant les pierres à la bonne hauteur. Souvent ces opérations devaient se renouveler, ce qui perdait beaucoup de temps. Et comme le remonteur était payé «aux pièces»…

Les horlogers de ce temps étaient livrés à eux-mêmes pour assurer le meilleur rendement de leur travail. C’est alors que me vint l’idée de construire l’outil de mes rêves. Après de laborieuses spéculations et de longs mois consacrés à la construction, le rêve passait à la réalité. Le succès était assuré! Le remonteur s’organisait…

Je commençais par l’«emboutissage» des pierres de la platine au moyen d’une matrice réglable. D’un seul coup de marteau, les pierres prenaient la hauteur nécessaire à l’ «ébat» normal (plutôt fort) de chacune des roues. La mise en place définitive des roues s’ensuivait. Pour corriger les éventuels «ébats» trop forts, la pièce étant placée dans un «porte-pièce», l’outil entrait en action; il était en mesure de déplacer la pierre, avec les mobiles en place, pour obtenir l’«ébat» juste de chaque roue.

L’outil, formé d’une «potence» équipée d’un dispositif spécialement étudié et d’un micromètre à cadran créés de toutes pièces, effectuait l’opération à la précision du quart de centième de millimètre, sans le moindre risque de casser les pierres. Cette importante amélioration avec celle d’un autre outil, une «fraise à capuchon» , destinée à mettre d’hauteur, à elle seule, les différentes «gouttes» des «renvois» et «bascules», devait en fin de compte relancer la production de quelques «cartons» en plus par semaine. Donc, une sensible augmentation de gain.
L'"outil".
A cette époque, où la lutte entre les classes battait son plein, si le salaire d’un ouvrier dépassait un certain niveau, c’était que les cartons étaient trop payés! En courant le risque de faire diminuer leur prix, je perdais tout le profit de mon outillage si laborieusement acquis. Mais ce qui était plus grave, je mettais ainsi tous mes collègues, moins bien outillés, en difficulté. Je me retrouvais donc Gros-Jean comme devant! J’en étais réduit à servir mes outils en cachette tout en cherchant comment me faire payer les cartons en trop.

Ma place, à un bout de l’atelier, à côté d’un fidèle et très cher ami, pratiquant lui une autre partie, l’«achevage», favorisa l’exécution du plan que je m’étais finalement proposé. En l’occurrence, l’octroi de vacances payées par la Maison! Quand les «cartons supplémentaires» dépassaient un certain niveau, je prenais un demi-jour ou un jour de congé. Mon ami descendait mon «tabouret» et «découvrait» ma place pour «couvrir» mon absence. Le lendemain, je «livrais» mes cartons en trop et le tour était joué! Jamais je n’ai eu d’ennuis! Le patron, lors de sa tournée journalière, n’a jamais fait état de la place vide.

La «combine» a duré plusieurs années… jusqu’au jour où le patron me fit «passer au bureau»: «Monsieur, me dit-il, nous avons toujours apprécié la «bien facture» de votre travail et nous vous en remercions. Eu égard à vos qualités, nous avons décidé de vous confier le poste de «visiteur». Etant donné que ce genre de travail est rémunéré «à l’heure», vous comprendrez que nous ne pouvons pas vous offrir la contre-valeur de votre salaire actuel, un salaire «aux pièces» qui demande plus d’assiduité au travail».

Sous l’effet de la surprise et devant la «distinction décernée», je me suis senti contraint d’accepter «les conditions dictées». Dès lors, et jusqu’à la retraite, le «micros» rivé à l’œil, au risque d’en perdre la vue, le «visiteur blousé» devait se contenter de son sort… 

Perte de salaire.
Suppression de congés payés.

C’est à «ce prix» que se soldait mon «avancement». Que veut-on, noblesse oblige!

Du côté des outils mis ainsi au «chômage forcé», pas de souci à se faire, ils dorment en paix. Mais qu’on ne s’y trompe pas, celui qui les a façonnés et utilisés aime à les ressortir du «rancart»… à les reprendre en main…

Aussi, après le départ du «visiteur plus illustre», en «remisant» les outils dans l’armoire, ce fut en pensant à «leur prochaine retrouvaille» que je me suis mis à fredonner l’air que ma mère chantait, le samedi soir, en «récurant» l’atelier de mon père: 

«Les petits outils sont réduits là sous l’établi... hi hi. On n’les verra plus les p’tits outils jusqu’à lundi.» 

Le visiteur retraité
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